première chose, la plus utile et la plus urgente, par laquelle, à mon avis, on aurait dû, par laquelle on devrait encore commencer; car ce qui importe avant tout aux passagers d'un steamer, ou aux voyageurs en railway, ce n'est pas que la machine à feu, dont on leur a fait admirer la puissance merveilleuse, soit construite d'après tel ou tel système, mais c'est qu'elle n'éclate pas et ne les fasse point sauter en l'air. Que m'importent, à moi, toutes ces constitutions qui devaient être éternelles, toutes ces déclarations des Droits de l'Homme qui devaient être irrévocables, quand l'histoire m'apprend, et quand je vois qu'aucune d'elles n'a résisté au plus faible choc, ni survécu à la rapide épreuve qui en a été faite! Assez souvent les titres imprescriptibles de la Liberté ont été proclamés, reconnus; toujours en vain! Qu'on en finisse avec cette dérision! Au lieu de perdre son temps à les proclamer toujours et à ne les garantir jamais, qu'on l'emploie donc une bonne fois à les garantir solidement. Comment ? Je l'ai dit: Par le vote universel: individuel et annuel, direct et secret, rendu aussi simple, aussi précís, aussi certain que le thermomètre qui sert à marquer la marche du temps, que le mètre qui sert à mesurer la longueur de l'espace. Dès qu'il existera un instrument d'une justesse incontestable pour mesurer ou peser l'opinion, tous les partis politiques et tous les débats stériles s'éteindront; car, dans toutes les questions d'administration intérieure et de relations internationales où la vérité absolue n'aura pas encore apparu, ce sera la volonté nationale qui y suppléera. Si j'insiste aussi fortement sur ce point, c'est que dans mon opinion il est fondamental. Dès que le vote universel: individuel et annuel, direct et secret, sera ce qu'il est appelé à devenir; dès que le ressort des majorités, qui a été faussé, aura été redressé, tout se règlera et tout ira de soi-même, comme le fleuve suit son cours, comme l'oiseau prend son vol, sans qu'il soit besoin de constitutions écrites, de chartes promulguées. Par lui, se résoudront pacifiquement toutes les questions, se rectifieront successivement toutes les erreurs, s'accompliront sans révolutions tous les progrès. Le vote universel est l'axe sur lequel doit tourner le monde politique. Lorsqu'on voit tous les gouvernements à l'envi ne rien épargner pour perfectionner le tir et étendre la portée des armes à feu, il est impossible qu'il ne se trouve pas un homme d'État qui comprenne que, le moment étant proche où le progrès, même entre peuples, sera de se compter au lieu de se battre, ce ne sont plus les fusils, les canons et les mortiers qu'il faut perfectionner, mais le vote universel. Par l'adoption et le perfectionnement du vote universel: individuel et annuel, direct et secret, combiné avec l'unité d'impôt transformé en prime d'assurance, tout risque d'arbitraire, d'usurpation et de despotisme disparaît. C'est la pyramide replacée sur la base. La base de toute société rationnellement constituée, c'est le pouvoir individuel; mais, au contraire, que voyons-nous? A la base, le pouvoir national; au faîte, le pouvoir individuel. C'est l'antipode de ce qui devrait être. Par un contre-sens qui ne s'expliquera pas dans cent ans, la société fait marcher l'hnmanité sur la tête, au lieu de la faire marcher sur les pieds. Si la société essayait de n'avoir pas plus d'esprit que la nature, serait-ce donc une bien grande témérité ? Mais l'homme, apparemment, irait trop vite, s'il allait du simple au composé, au lieu d'aller du composé au simple, sauf à revenir sur ses pas, ce qui, dans la langue commune, se nomme un progrès. Le composé, c'est la puissance nationale; le simple, c'est la puissance individuelle. Dès qu'on se sera bien convaincu, par l'étude et par la réflexion, de la justesse rigoureuse de cette vérité trop longtemps méconnue, tous les nœuds de cet écheveau emmêlé que l'homme appelle la société se dénoueront sans efforts et sans qu'il soit nécessaire de les rompre. Chaque liberté se règlera d'elle-même, et n'aura plus besoin qu'on la règle. Toute puissance se superposera dans son ordre naturel; on ne verra plus ce qui a lieu: la base au faîte et le faîte à la base; ce qui explique comment il est si difficile de faire tenir les gouvernements en équilibre sur eux-mêmes, et pourquoi ils ont besoin, pour ne pas tomber, d'être étayés de tous côtés pour un échafaudage législatif de plus en plus compliqué. Pour commencer par le commencement, pour asseoir inébranlablement la puissance individuelle, que faut-il ? Quatre choses : LE VOTE UNIVERSEL: INDIVIDUEL ET ANNUEL, DIRECT ET SECRET; L'UNITÉ DE L'IMPOT TRANSFORMÉ EN PRIME D'ASSURANCE; L'ABOLITION DU SERVICE MILITAIRE OBLIGATOIRE ; L'INDÉPENDANCE RÉCIPROQUE DE LA JUSTICE ET DE L'ÉTAT. Dès que la puissance individuelle est fermement assise, la puissance communale et la puissance corporative s'étendent, la puissance nationale se restreint. Celle-ci n'est plus que ce qu'elle doit être. Il n'y a plus de gouvernement de l'homme par l'homme, il n'y a plus qu'une administration de la chose publique par un, sous le contrôle de tous. Lorsque chaque État ne sera plus qu'une société nationale d'assurances mutuelles contre des risques spécifiés, qu'y aura-t-il à usurper? — L'Autorité ! — Mais 'on en aura oublié le nom, comme aujourd'hui on ne sait plus le nom de mille machines que le progrès continu a fait d'abord adopter et plus tard abandonner. A l'erreur de l'Autorité factice, aura succédé la vérité de la Supériorité naturelle. La Supériorité naturelle ? L'on peut être pleinement rassuré, c'est chose qui, de sa nature, ne saurait s'usurper. La puissance individuelle, la puissance communale, la puissance corporative, la puissance nationale, telles que je les ai définies et ajustées, se prêtant un concours réciproque et une garantie mutuelle, je me suis démandé s'il était une seule liberté à laquelle l'Élu annuel du suffrage universel, qu'il s'appelle Président de la République, Président du Conseil, Ministre du Peuple ou Maire d'État, pût porter la plus légère atteinte. Je l'ai supposé ambitieux, avide, fourbe, corrompu et corrupteur, afin de prévoir et de prévenir tous les dangers qu'un tel caractère pourrait faire courir à la liberté individuelle, à l'honneur national, à la richesse publique, si le peuple avait pu être assez aveugle pour ne pas découvrir la fourberie, assez sourd pour ne pas entendre la vérité. Voici ma réponse : Là, où il n'y aurait rien à prendre, que pourrait-on dérober? Là, où la simplification de gouvernement serait telle qu'elle équivaudrait matériellement et moralement à l'abolition de l'Autorité factice remplacée par la Supériorité naturelle, quel abus de pouvoir pourrait-on commettre? Quel danger d'usurpation pourrait-on craindre ? Je suppose un président des États-Unis ambitieux, si ambitieux qu'on le suppose, de quel pouvoir pourrait-il s'emparer? De quelle autorité pourrait-il abuser? Il ne dispose de rien; L'administration est locale. L'impôt est faible. L'armée est nulle *. La liberté est absolue. Eh bien! qu'on fasse en France ce qui a pleinement réussi aux États-Unis. Qu'on localise l'administration ! Qu'on diminue l'impôt ! Qu'on réduise l'armée. Qu'on étende la liberté ! Quatre réformes qui se lient et qui sont solidaires comme les quatre angles d'un carré. Avec la liberté, rien n'est dangereux, tout est simple. Aux États-Unis, l'armée est de 9,000 hommes. C'est ici le lieu de rappeler ce passage de la vie de Washington, écrit par M. Guizot, et qu'on ne saurait trop méditer en France. « Les colonies se défiaient les unes des autres. Toutes se défiaient du Congrès, bien plus encore de l'ARMÉE, QU'ELLES REGARDAIENT COMME DANGEREUSE A LA FOIS POUR L'INDÉPENDANGE DES ETATS ET LA LIBERTÉ DES CITOYENS; en ceci même, les IDÉES nouvelles et SAVANTES s'accordaient avec les intérêts populaires. C'est une des maximes favorites du dix-huit.ème siècle que le danger des armées permanentes et la nécessité pour les pays libres de combattre et d'atténuer sans relâche leur force, leur influence, leurs mœurs. NULLE PART PEUT-ÊTRE CETTE MAXIME NE FUT PLUS GÉNÉRALEMENT NI PLUS CHAUDEMENT ADOPTÉE QUE DANS LES COLONIES D'AMÉRIQUE. » Sans l'adoption de cette maxime tutélaire, qui peut dire ce que seraient aujourd'hui les Etats-Unis, si puissants et si prospères? Siéyès disait avec raison en 1789: « L'ordre intérieur doit être tellement établi et servi par une force intérieure et légale, qu'on n'ait jamais besoin de requérir le secours dangereux du pouvoir militaire. » |