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s'applique dans la semaine à collectionner tous les oujjouh (1) qu'il peut recevoir pour avoir l'air d'être généreux vis-à-vis des pauvres, ces meskin Allah! qui lui tendent la main chaque vendredi à la porte de la mosquée. C'est qu'au citadin, il faut une certaine fortune pour vivre. Son souci d'avoir beaucoup d'argent - flouç bezzef -se comprend par ses désirs de luxe : possession d'une belle demeure, entretien de jeunes femmes qui lui ont coûté cher, domesticité nombreuse, etc. Ce sont là des signes extérieurs de richesses qui valent de la réputation et de la distinction à qui est fortuné. Au fond c'est toujours la même question: paraître !.......

On commence à connaître maintenant en France, par la photographie et le dessin, les riches intérieurs des maisons bourgeoises indigènes. Les façades sont bien austères et généralement dépourvues de cachet; mais quel luxe de détails ne découvret-on pas, sitôt franchis la porte basse et le couloir coudé qui empêchent les indiscrets regards! C'est le jardin intérieur, le riad, avec le murmure des eaux échappées d'une vasque centrale qui plaît plus particulièrement à certains marocains; ce sont les sculptures des portes ou des plafonds que préfèrent d'autres qui goûtent sur de moelleux sofas un agréable farniente dans une atmosphère parfumée ; d'autres encore se complaisent dans les poudroiements d'or et de pourpre, de turquoise, de saphir, d'émeraude qui, dans des lignes géométriques inextricables, font resplendir sur les murs le nom sacré d'Allah le grand, le puissant, le miséricordieux ! Et les motifs de décoration varient pour ainsi dire à l'infini, tellement l'art indigène s'est évertué à se multiplier dans les habitations et les monuments au Maroc. Ce ne doit pas être seulement à la satisfaction d'un incommensurable orgueil mêlé de goûts artistiques développés qu'il faut attribuer ce luxe de décoration; il procède aussi probablement des conditions très spéciales de la civilisation orientale qui impose des règles étroites à la vie de famille. Il est sans doute nécessaire aux femmes, dont l'existence entière se déroule entre ces murs, véritable prison dont elles ne s'échap

(1) Pièce d'un centimę.

pent de temps à autre que pour aller se baigner au hammam ou accomplir, à dos de mule, quelque pieux pèlerinage à une koubba en renom. L'ornement des lieux, si simple soit-il, aide certainement à supporter la vie monotone à laquelle sont condamnées ces citadines, qui partagent leur temps entre leurs devoirs d'épouses, leurs toilettes, toujours l'objet d'une grande préoccupation, et les soins domestiques que nécessite l'entretien d'une maison. Mais, sorties de la caresse du maître, du tissage des vêtements pour la famille, de la broderie et de la cuisine dont les gros travaux sont d'ordinaire confiés aux esclaves, ces femmes ne savent plus rien que s'amuser, se parer de toilettes aux couleurs voyantes, et les jours de fête se distraire sans réserve dans le bruit, la musique et la danse. Ignorant la lecture et l'écriture, elles ne tiennent que des sujets de conversation simples, terre à terre et sont incapables de faire sur leur situation sociale de ces comparaisons affligeantes qui leur inspireraient des désirs irréalisables et rempliraient leur vie d'amertune. Leur bonheur en outre des distractions bruyantes et grossières consiste à entendre les potins de la ville qui se colportent avec une étonnante rapidité de terrasse en terrasse : vivant surtout de sensations elles sont bien les dignes compagnes de leurs maris qui ne font rien pour relever la condition de la femme, toujours assujettie, dans l'Islam, à la volonté du maître chef incontesté, craint et obéi de toute la famille. Mais si socialement la Marocaine n'est pas l'égale de l'homme, elle joue cependant un rôle important dans la vie familiale, et jouit souvent d'une certaine considération de la part de son mari. Celui-ci, en effet, ne donne pas toujours raison au proverbe qui lui commande de consulter sa femme et de faire à sa tête. Au Maroc, bien des indigènes ne craignent pas de prendre conseil de leurs épouses et même de leurs vieilles mamans; car d'après la Sagesse arabe :

« Il ne faut pas trop mépriser les femmes déjà mûres;
« Les raisins secs ne sont bons que lorsqu'ils sont ridés. »>

En cela les hommes agissent sans doute avec raison, car l'expérience de ces dernières doit être particulièrement précieuse

pour débrouiller l'écheveau des intrigues qui constituent l'essentiel de toute vie musulmane.

LA VIE DU BLED

Moins compliqué et plus près de la nature est assurément le genre de vie des campagnards sédentaires, d'un milieu social moins raffiné. Le type rural, beaucoup moins mélangé en effet, est resté en général très fruste, conservant avec des aptitudes guerrières, qui se remarquent encore chez les montagnards, une adaptation au travail du sol auquel il est foncièrement attaché. En raison de la grande difficulté des rapports entre les diverses régions où on n'accédait que par des pistes mauvaises coupées de fondrières, la vie dans le bled s'est jusqu'ici trouvée très étroitement localisée le douar (village) compose pour ainsi dire le monde connu dont la limite extrême est le souk (marché), toujours peu distant et où on se rend chaque semaine, à bourricot. L'homme y vit dans une étroite dépendance de la nature. Toute l'existence des fellahs (paysans) qui se déroule dans ce cercle restreint, s'est modelée nécessairement sur les conditions naturelles qui replacent éternellement en présence des mêmes êtres et qui, par la succession des saisons au cours de l'année, ramènent périodiquement les mêmes occupations et le même rythme de vie. Dès lors, faut-il s'étonner si le Marocain du bled a peu changé? Il a conservé nécessairement jusqu'à nos jours la même langue, le même esprit, les mêmes mœurs, les mêmes coutumes, les mêmes traditions. Sa vie n'a pu rester que primitive, telle qu'elle découle de la nature: avant tout il est l'homme de la terre, agriculteur ou pasteur. Par les propriétés très morcelées où il exploite le sol comme associé ou comme propriétaire, mais toujours suivant des procédés archaïques qui n'assurent à chacun le nécessaire que si l'année est bonne; par les nombreux troupeaux de bœufs et de moutons qui pâturent sur les immenses terrains de parcours, on peut constater l'attrait qu'exerce le sol sur le campagnard, et on retrouve dans de nombreux proverbes cet attachement très caractéristique du marocain de la plaine à la terre. Le Coran dit : « La terre appartient à celui qui la vivifie » ; c'est la justification de la propriété par

le travail. Mais d'autres maximes, exaltant, comme au temps de Virgile, les heureux laboureurs, rappellent dans le langage populaire les joies saines et profondes du travail de la terre. «< Dieu bénit la main du laboureur » clame l'une ; « le bonheur se trouve dans la terre quand tu l'auras labourée et ensemencée » assure l'autre ; « la terre est une tendre mère qui vous nourrit de son lait » dit une troisième ; et le fellah répondant à l'invite confie le grain au sol généreux qu'il remercie en célébrant des fêtes agricoles analogues à notre Saint-Jean. Il faut avoir assisté au spectacle des labours dans les grandes plaines où défilent des attelages bibliques et au départ pour les pâturages, à l'heure où le village s'éveille sous le traits d'or du soleil levant pour comprendre la beauté de la vie de la campagne au Maroc. Ce sont des scènes toujours exquises quoique se répétant sans cesse. A. Chevrillon en a rendu une dans un tableau exquis que l'on ne peut s'empêcher de rapporter. « Quand approche l'instant du soleil, quand on le sent qui monte sous l'horizon, et que le jour afflue par ondes, alors la vie s'éveille sur la verte terre et parait se multiplier. Un peuple épars béle, chevrotte, mugit. Surtout des voix pleurantes d'enfants-agneaux, d'enfants-cabris qui bousculent les pauvres mères pour s'accrocher à leur pis. Et de la palissade de cactus, il en sort d'autres, qu'on avait enfermés pour la nuit : des ribambelles de chevrettes gamines, qui oudraient s'arrêter pour regarder, interroger et se dire ce qu'elles pensent des étrangers survenus dans leur prairie, mais un påtre les pousse et toute la file mutine semble s'en aller à l'école. Une secousse de lumière au bord lointain de la plaine, une pointe affleurante de flamme et puis, très vite, la surrection de l'astre incandescent et lisse. En un moment, le monde, autour de nous élargi, baigne dans l'irradiation solaire. Nos ombres s'allongent, si pâles, si longues, sur des tapis de pensées dont les coeurs mouillés jettent soudain des feux de diamants. Et presque aussi vite la rosée commence de s'essorer en vapeur. Les troupeaux errants s'avaguissent; leurs voix de multitude se mêlent et voici passer dans le brouillard les femmes du village en biblique procession de canéphores. L'une derrière l'autre, la cruche de grès sur la tête, droites comme les lignes tomban

tes de leurs draperies elles s'en vont puiser de l'eau à la fontaine » (1) Ce sont ces mœurs ancestrales qui, conservées de génération en génération, ont maintenu chez les ruraux une simplicité d'esprit et de vie qui ne se retrouve pas chez les citadins. Nombreuses et profondes sont, en effet, les différences qui se relèvent entre les deux genres de vie que mènent l'homme des villes et l'homme des plaines, chez qui coule cependant le même sang hybridé et qui ont l'Islam pour commune religion. Les contrastes frappants qui existent pourraient faire l'objet d'une étude de géographie humaine que nous n'avons pas l'intention de pousser ici, mais qui pourrait être entreprise avec beaucoup d'intérêt surtout si le parallèle à établir englobait aussi les berbères de la montagne (2). En fait, on se trouve partout dans la plaine au Maroc en présence d'une même civilisation mais qui n'a pas également évolué. Alors que certaines tribus, sur la côte, sont devenues sédentaires au point de constituer des agglomérations urbaines, d'autres sont restées nomades et n'en sont qu'au stade du campement que n'ont pas encore beaucoup franchi les demi-nomades. Aussi la vie de la campagne est-elle rustre : la nourriture y est grossière, surtout à base d'orge qui est la céréale prédominante en plaine; le langage si policé, si savant du Makhzen y devient vulgaire, escamoté, mitigé même parfois de berbère selon que les tribus sont ou non en relations avec la montagne; le vêtement s'inspire des conditions de vie, toutes de travail et de liberté, qui caractérisent la campagne : ici point de haïk fin sorti des métiers d'Azemmour ou de Fès, point de djellaba laine et soie, orgueil des riches commerçants et des aristocrates de la ville, point de femmes soigneusement empaquetées comme des pénitentes à cagoules, l'habillement est plus simple, et plus favorable à la liberté des mouvements: il va de la simple chemise ou de la kechchaba d'indigo sans couture qui laisse le côté nu au haïk de laine rayé négligemment enroulé autour du corps; quant aux femmes, drapées

(1) A. Chevrillon, Crépuscule d'Islam, pages 50 et 51.

(2) Un commencement d'études de ce genre a été entrepris récemment par une élève en Sorbonne, Mlle Nouvel qui a publié un travail intéressant sur les nomades et les sédentaires au Maroc.

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