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dans un haillon, elles vaquent aux travaux des champs, le visage découvert et sans vaine pudeur ni coquetterie : elles ne savent se parer de flots de mousseline, de sequins de monnaie, de massifs bijoux et de fards qu'aux jours de fête, assez rares du reste, dans le bled. Persistante survivance de vieilles coutumes, le poignard ou Koummiya, attaché ostensiblement au côté complète, en tout lieu, le vêtement du Marocain, de condition si modeste soit-il. L'habitation, enfin, est caractéristique à la campagne. Si l'on excepte les dchours du Rif ou les tirremts de l'Atlas, construits en pierre parce que la roche abonde dans la montagne, il est assez rare de voir une maison en pierre, une dar, en dehors des villes de la côte. Le fellah habite s'il est nomade, sous la tente, la kheima de poils de chèvres et de chameaux, qu'il déplace suivant les époques de la transhumance ou des travaux des champs ou sous la nouala, cette hutte cylindro-conique en roseaux, dont le modèle est emprunté au Soudan, s'il est sédentaire. Pourquoi ce dernier n'a-t-il pas un dar? C'est que la rareté de la pierre en plaine, où l'on trouve par contre facilement des chaumes et des roseaux, rend coûteuse la construction d'une maison; c'est un luxe que seuls peuvent se payer les chefs, caïds et chioukhs. Aussi, dans le Maroc que l'on dit assez peuplé, ce qui étonne le plus le voyageur qui circule sur route, c'est de ne pas traverser de grosses agglomérations, des bourgs, comme il en existe en France. Sans compter que la dispersion de l'habitat est un phénomène assez général en plaine, et que les douars sont souvent formés, pour plus de tranquillité, à l'écart des routes, il est certain que les tentes, posées basses sur la terre en forme d'accent circonflexe, ne meublent pas le paysage et que l'œil, non retenu par des boisements, par des vallonnements, ou par des villes, mesure sans cesse l'espace infini qui lui donne une sensation de vide; c'est celle-là qui reste.

Etant donnée la vue d'ensemble que nous recherchons dans ce chapitre nous pouvons nous en tenir à ces impressions générales. Mais une véritable étude géographique devrait analyser les conditions de vie dans chaque partie du Maroc. Car cellesci, qui nous apparaissent comme caractérisées par une remar

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quable conformité d'occupations, de besoins et de ressources, présentent en réalité des traits différents suivant les régions. Nous en avons souligné les plus importants au cours de cet ouvrage. Remarquons simplement ici que l'homme de la campagne vit dans une situation modeste que ne justifie pas la valeur agricole du Maroc mais qui procède à la fois de l'état politique et social du pays. Le bled siba, le pays de l'insoumission au Makhzen ne se résorbe que depuis l'instauration du protectorat français. Antérieurement les dissidents se plaisaient à venir razzier les plaines fertiles où ils trouvaient à bon cómpte céréales et troupeaux, mais au détriment du paysan qui, s'il réussissait à cacher ses grains en terre, dans des silos, devait abandonner à ses agresseurs son troupeau ou émigrer avec lui. Quelle condition pouvait alors être plus triste que celle du fellah? Par comble, son pire ennemi n'a peut-être pas toujours été l'étranger pillard. On connaît maintenant les appétits de ses propres chefs de tribu qui le « mangent » avec voracité. Fonctionnaires-propriétaires fonciers, les caïds ont certes le sens de l'autorité; celui de l'avidité aussi. Leur responsabilité dans la diminution de situation du paysan marocain est grande. Aussi faudra-t-il veiller au sens de leur action vis-à-vis de la colonisation européenne: problème délicat auquel il faudra cependant trouver une solution satisfaisante.

Ces mauvaises conditions qui pèsent sur la vie du fellah l'ont rendu, au moral, fataliste et âpre au gain. Si les chleuh favorisés par l'abri naturel des grandes montagnes et par leur organisation démocratique, ont pu conserver des goûts d'indépendance les arabes marocains, au contraire, dominés par des chefs autocrates, puissants dans leurs Kasbahs peuplées de domesticité et de clientèle et razziés par les tribus pillardes, avaient renoncé depuis longtemps, sous l'ancien régime, à l'espoir d'améliorer leur situation. Tout ce qui arrive est bien s'il plaît à Dieu, in cha Allah! Et par la dureté de l'existence qui se revèle dans des querelles de partis, des disputes entre voisins, dans la même tribu, pour la propriété du sol ou l'usage des eaux d'irrigation, s'est développée une humanité âpre et fruste ravalée à de prosaiques sentiments que n'illumine aucun éclair d'idéalisme. On

dirait que la matière a absorbé l'esprit, grâce à quoi d'ailleurs l'isolement géographique des individus s'est doublé d'un isolement moral que ni les Romains, ni les Espagnols, ni les Portugais n'ont pu briser, comme le prouvent leurs éphémères occupations du Maroc. A nous, les successeurs, d'en faire notre profit et de savoir gagner ces cœurs endurcis par le malheur.` Nul doute que nous réussirons avec la politique indigène que la France entend suivre au Maroc. Elle n'a nullement envie de recommencer les erreurs des Anglais en Afrique occidentale et celles plus récentes des Allemands dans leurs colonies. Une seule formule nous acquerra les sympathies des Marocains et en même temps servira nos intérêts : l'association avec l'indigène. Par elle nous ferons œuvre de relèvement moral et économique au Maroc; c'est donc par elle que nous pourrons remplir la mission civilisatrice dont nous sommes chargés dans ce pays. Cette rénovation ne peut se faire en un jour, puisqu'elle sera le fruit de nos relations avec les autochtones. Mais des signes indéniables nous montrent qu'elle incube déjà. Car ce peuple, que la répétition monotone des saisons avait endormi dans de routinières coutumes, s'éveille aujourd'hui. Cristallisé dans d'archaïques formes, il ne peut certes réussir à s'en dégager du premier coup; mais il sait comprendre et produire, témoin cette belle civilisation arabe du Moyen-Age. Aussi se ressaisira-t-il vite au contact de nos manières et de nos institutions. C'est à nous de diriger son intelligence dans la bonne voie il n'en est pas de meilleure que de l'appliquer au développement économique du Maroc, dont les ressources sont si nombreuses et si variées. Au chleuh mineur, foreur de puits, cantonnier, nous donnerons du travail sur les routes et dans les mines; au commerçant, nous procurerons par la création et le développement des villes, des occupations sans cesse croissantes et lucratives; au fellah qui ne quitte jamais son bled, nous montrerons la culture intensive ou l'élevage rationnel qui améliorera son sort et développera le pays. C'est une politique qui sera certainement comprise et appréciée de nos protégés en même temps qu'elle sera productive pour nous. Ainsi seront conciliés tous les intérêts en présence.

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Au fond, et pour conclure, remarquons que cette diversité des conditions de l'existence dans des régions de valeur inégale et qui se succèdent avec de violents contrastes n'a pas permis la naissance d'une civilisation uniforme dont les éléments auraient aidé à la formation d'un empire unique du Maroc. Malgré la médiocrité de leur sol, le montagnard et l'homme du désert ont préféré, en effet, par raisons d'indépendance et de sécurité, vivre en petites sociétés sur des territoires restreints plutôt que d'établir avec les gens de la côte des rapports sociaux qui auraient abouti, sous l'action de communes ambitions, à la constitution d'une nation marocaine. C'est donc la structure du pays qui a maintenu chez ces populations, berbères et arabes, le contraste des mœurs et des intérêts. « La civilisation et la barbarie vivaient côte à côte: l'une, dans les plaines et les plateaux fertiles; l'autre, dans les régions déshéritées des steppes, dans les massifs montagneux qui dominaient et isolaient les riches campagnes, et d'où elle guettait les occasions favorables pour se précipiter au pillage. Cette opposition a empêché la formation d'une nation berbère, maîtresse de ses destinées... » (1). Respectueux des traditions et des situations honnêtement acquises, nous saurons, plus heureux que les souverains du Maroc qui n'ont jamais pu faire accepter leur domination d'une manière complète et durable, réaliser, avec des éléments aussi disparates, l'harmonie qui manque à ce pays. Déjà certains des obstacles qui s'opposaient jadis à l'unité et au développement du pays sont en voie de disparition. Déjà, grâce aux réformes libérales que la France apporte, avec tant de constance et de tact, dans l'Empire Chérifien, sous le couvert de son Protectorat, les oppositions d'intérêts s'atténuent, des communautés de sentiments se dessinent et des liens politiques nouveaux se créent en vertu desquels l'autorité du Souverain s'étend et s'affermit, tandis que, d'autre part, s'annonce une meilleure utilisation des avantages naturels du pays. Car, sans parler de l'exploitation plus rationnelle et plus intensive du sol, ce qui sera l'œuvre des colons français dans la plus belle de nos

(1) Gsell. Histoire ancienne de l'Afrique du Nord, t. I, p. 29.

colonies, on est amené à croire que le Maroc profitera, davantage que par le passé, de sa situation maritime privilégiée, à cheval sur la Méditerranée et l'Océan Atlantique, à quelques heures de l'Europe. Dès maintenant la construction de ports commence à favoriser ses relations maritimes que des côtes inhospitalières et des barres violentes à l'entrée des fleuves entravaient sérieusement autrefois. Ainsi son isolement de jadis tombe et diminue encore du fait de la construction de routes et de voies ferrées qui permettent aujourd'hui non seulement de s'avancer des plaines fertiles jusqu'au pied de la montagne, mais aussi et surtout de relier entre elles, par le couloir de Taza et à travers l'Atlas lui-même, les trois provinces nord-africaines, réunies désormais sous le même drapeau. Grâce à ces voies d'accès intérieures, politiquement et commercialement importantes, des affinités nouvelles vont naître entre le Maroc, l'Algérie et la Tunisie en passe de devenir le levier puissant du relèvement de la France dans le monde épuisé par la grande guerre. Ce sera la récompense des efforts faits par la troisième république pour se constituer le plus beau lot de colonies de peuplement qui existe dans le monde.

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Ce tableau du Maroc tel qu'il est, brossé à larges traits, laisse dans l'ombre les détails. On ne saurait donc le considérer comme exact que pour les impressions générales qu'il a cherché à dégager et que ressentent tous ceux qui ont déjà voyagé dans notre jeune protectorat. C'est en quelque sorte une manière de présentation de ce pays qui était « à la mode » avant la guerre, qui s'est étendu et développé pendant les hostilités et qui exerce aujourd'hui l'attrait le plus vif sur les anciens combattants. Mais le Maroc est grand, bien qu'il n'ait pas l'envergure du Canada, du Brésil ou de l'Argentine, et comprend par suite de la latidude, de l'altitude, de l'exposition, une série de régions auxquelles la nature a donné un caractère propre. Comment choisir dans cet ensemble de terres, dont les unes permettent l'élevage, les autres se prêtent aux grandes cultu

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