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LA PROPRIÉTÉ UNIVERSELLE.

Les grands propriétaires, en France, sont plus anglais et plus autrichiens que français.

NAPOLÉON, Mémorial de Sainte-Hélène. L'empereur, en disant que l'industrie était une nouvelle propriété, exprimait d'un seul mot son importance et sa nature. L'esprit de propriété est par lui-même envahissant et exclusif. La propriété du sol avait eu ses vassaux et ses serfs. La Révolution affranchit la terre; mais la nouvelle propriété de l'industrie s'agrandissant journellement tendait à passer par les mêmes phases que la première et à avoir comme elle ses vassaux et ses serfs.

L.-N. BONAPARTE, P. 248. La propriété industrielle doit se placer au-dessus de la propriété foncière : l'une est la valeur de la chose et l'autre la valeur de l'homme. BENJAMIN CONSTANT.

Dans la langue économique, le nom de capital est donné à tout fonds inconsommable et productif d'une rente ou d'un profit, qu'il s'agisse d'immeubles, d'inscriptions sur l'État, d'actions d'entreprises, d'effets de commerce, de billets de banque, de numéraire disponible, de marchandises emmagasinées, (de charges achetées, de professions exploitées, d'arts ou de talents lucratifs, etc., etc.; le nom de capital s'étend ainsi à peu près à tout; dans la langue usuelle, au contraire, le nom de propriété n'est guère usité que pour désigner la possession d'immeubles; d'où l'on voit que l'ac

ception usuelle du mot propriété est aussi étroite que l'acception économique du mot capital est large.

Il n'entre pas dans le plan de ce livre de disserter longuement sur la propriété, d'en rechercher l'origine douteuse, le caractère distinctif, la légitimité contestée; on a pu remarquer qu'écrivant l'histoire de l'avenir et non l'histoire du passé, je datais exclusivement du présent.

Le présent est mon point de départ. Je prends donc la propriété telle qu'elle existe, seulement je la prends dans sa plus large acception, et j'appelle propriété tout ce que la langue économique appelle capital. Pour moi, capital et propriété sont tout un. Je n'admets pas, je ne veux pas admettre de différence entre la propriété terrienne, la propriété industrielle, la propriété scientifique, la propriété littéraire, la propriété artistique, ou toute autre propriété. Matérielle ou immatérielle, naturelle ou artificielle, personnelle ou impersonnelle, inconsommable ou viagère, peu m'importe!

S'il y avait une propriété à laquelle j'hésitasse à donner ce nom commun, ce serait précisément celle qu'il est d'usage de considérer comme étant la propriété par excellence, ce serait précisément la terre.

Je m'explique et mon explication va être une hypothèse. Je suppose que par suite de la liberté du commerce et de la réciprocité des échanges, la terre cultivable et cultivée ne rapporte plus que strictement ses frais de culture et la somme prélevée par l'État sous le nom d'impôt ou d'assurance, que deviendrait, dans ce cas, la rente foncière ou fermage? Elle s'annulerait. Plus de rente foncière, conséquemment plus de propriété terrienne proprement dite. La` terre ne serait plus aux mains de l'homme qu'un instrument de travail, qu'un moyen d'appliquer ses forces, ses facultés personnelles pour en tirer un salaire qu'il se payerait à lui-même. Ce que je viens de supposer peut se réaliser et se réalisera peut-être plus tôt que je ne l'entrevojs. Dans ce cas, des trois éléments principaux dont se compose la richesse sociale: la terre, les facultés personnelles et les capitaux artificiels, il n'en resterait plus que deux, et la propriété terrienne ne serait plus qu'une propriété de même

nature que la propriété industrielle, scientifique, littéraire ou artistique. La terre vaudrait ce que vaudrait le cultivateur, ce qu'il tirerait de ses facultés personnelles ou de ses capitaux artificiels employés à la culture du sol.

Que la propriété terrienne, propriété d'origine séculaire et d'essence aristocratique, ne se hâte donc pas de m'accuser de la faire déchoir du rang suprême qu'elle occupe pour la confondre avec les propriétés qu'elle conteste ou qu'elle dédaigue, popriétés d'origine récente et d'extraction démocratique, propriétés qui s'appellent maintenant industrielle, scientifique, littéraire, artistique!

La propriété terrienne aurait tort de se plaindre qu'ainsi on la fît déroger, car elle s'ôterait par là tout droit de réclamer, s'il arrivait que plus tard telles autres propriétés refusassent de la reconnaître en lui disant crûment: « Vous n'êtes pas le fruit du travail de l'homme, nous ne vous reconnaissons pas le titre de propriété. Ce titre n'appartient légitimement et ne s'applique maintenant qu'aux fruits du travail. »

Il est manifeste que si l'on tient compte des perfectionnements et des exigences de la navigation, laquelle, portant au loin, rapidement et à peu de frais les produits manufacturés des États les plus civilisés, a besoin de retours, on reconnaîtra que la terre, considérée comme propriété assise sur le produit net, n'a de valeur vénale et productive que celle qu'elle emprunte au régime arbitraire de la protection, régime qui a, incontestablement, pour objet et pour effet de protéger l'oisif aux dépens du travailleur, le patrimoine au préjudice de l'épargne, le capital antérieur au détriment du capital en voie de formation.

Mais je ne veux point décrier ni abaisser la valeur vénale que possède encore à l'heure où j'écris la propriété terrienne; je l'admets pour ce que, présentement, elle vaut et rapporte; seulement j'élève au même rang la propriété industrielle et la propriété personnelle. Par ce nom de propriété personnelle j'entends désigner le fonds inconsommable de toutes professions lucratives fique, littéraire, artistique, libérales ou manuelles.

scienti

A mes yeux, propriété personnelle, propriété industrielle et propriété terrienne tirent leur existence de la même origine : l'utilité individuelle légitimée par l'utilité publique. L'incontestable stimulant du travail, c'est la possession incontestée de ses fruits, sous la seule réserve imposée à qui ne les détient pas de ne pouvoir se les approprier qu'après payement préalable de leur valeur vénale, authentiquement constatée.

De là, le droit de préemption universelle, qui est à la propriété universelle ce qu'une extrémité du levier est à l'autre.

Propriété universelle et préemption universelle sont les deux extrémités du levier social, les deux pôles du Monde civilisé, les deux temps du pendule politique.

Qu'est-ce que la préemption, telle que je l'ai déjà exposée ail leurs *? C'est le droit consacré d'expropriation pour cause d'utilité publique, individualisé et universalisé ; c'est le droit de l'État souverain, transporté, aux mêmes conditions, à l'Individu souverain, c'est enfin le droit individuel d'expropriation pour cause d'uti lité privée ayant trouvé son contre-poids nécessaire dans le droit individuel d'expropriation pour cause d'utilité publique.

Le droit d'expropriation pour cause d'utilité privée s'exerce sans protestation, pourquoi n'en serait-il pas ainsi du droit d'expropriation pour cause d'utilité publique? Ce dernier serait-il donc moins légitime que le premier ?

Le créancier qui a prêté sur hypothèque ou sur gage, s'il n'est pas exactement payé au jour de l'échéance, peut exproprier l'immeuble ou s'approprier le gage. Ne serait-ce pas en vain que, pour arrêter cette expropriation forcée, ou cette appropriation suprême, le débiteur dirait au créancier: «Cet immeuble est le patrimoine de mes parents, de père en fils, ces meubles ont appartenu à ma mère, j'y tiens autant qu'à mon honneur et à ma vie, de grâce, ne me les enlevez pas; de grâce, laissez-moi le temps et l'espoir de me libérer! Devant le créancier, s'il demeure inexorable, devant

D

* Voir l'IMPÔT par Émile de Girardin, pages 273 et suivantes.

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